Thème de l'année
Notre monde contemporain voit se multiplier les urgences et leur lot de ségrégations : Urgence climatique, écologique, démographique, sociale, sanitaire, économique, pour n'en citer que quelques-unes, sans oublier la pandémie du Covid-19 et la crise dans la civilisation qui l'accompagne. Toutes ces urgences ne produisent pas la même lecture ni le même écho chez chacun, et sans doute tous n'en font pas cas. Ceci parce qu'il faut le temps au sujet pour prendre la mesure de ce qui est, de ce réel qui n'est jamais saisi que par le prisme de la subjectivité. C'est avec ce constat, surgi à la limite de la médecine et du discours de la science confronté à l'énigme hystérique, que Freud découvre l'inconscient, soit cette autre scène où vient se dire le réel du trauma dans la réalité psychique. Si le sujet n'en saisit que l'ombre portée, le symptôme de l'être parlant en indique l'existence. Il se spécifie de faire touche de réel (tuché) dans le cortège des automates de la modernité.
Ce réel impossible à dire, que les mots ratent, impuissants qu'ils sont à dire toute la vérité, ce réel insiste : dans la répétition où se remarque le symptôme et dans la demande qui pousse un sujet à s'adresser à un autre supposé savoir. De son symptôme, le sujet s'en plaint, sa jouissance s'y complaît, mais c'est aussi le petit caillou qui rappelle le vivant au corps parlant. La psychanalyse le sait, il n'y a pas d'Autre ni aucun expert qui peut répondre de ce savoir singulier. Il implique donc la responsabilité de l'être parlant. En ce sens, et au-delà de ses effets thérapeutiques, la psychanalyse ni ne juge ni ne condamne ce qui fait réel mais vise à en dégager la fonction vive. C'est là la responsabilité éthique de l'acte analytique.
Si l'abord du réel est toujours tenu en échec par les écrans de la réalité, c'est à la marge du symbolique qu'il se fait valoir par une sorte de pression que Freud reconnaissait comme die Not des Lebens, l'état de détresse de la vie. C'est, précise Lacan dans le séminaire L'Éthique de la psychanalyse, « Quelque chose qui veut. Le besoin et non pas les besoins. La pression, l'urgence. L'état de Not c'est l'état d'urgence de la vie [1] ». Que ces états se déchaînent à grand fracas, qu'ils bruissent dans le presque inaudible, fleurissent dans la discrétion d'une lettre ou chutent de « la paille des mots », ils convoquent la présence et le désir de l'analyste. De l'expérience clinique, il sait que c'est d'abord cette paille qui a porté le grain de la chose innommable.
Cette urgence de la vie, celle qui touche le sujet qui parle avec son corps (que l'Autre lui décerne), ne va pas sans dire, fut-ce dans l'après-coup de l'angoisse, de l'effroi ou de la sidération. Cette urgence, si elle est propre à chacun ne saurait exister sans le rapport singulier que le sujet entretient avec l'Autre du langage. Du père au pire, les figures de cet Autre diffèrent dans les névroses, les perversions et les psychoses. Nous aurons ainsi à saisir dans une clinique différentielle la nature de ces urgences, les voies qu'elles empruntent et l'appui que le maniement du transfert peut offrir, le temps qu'il faut, vers un nouage viable.
Face à l'urgence, ce moment où les mots manquent ou envahissent, où les significations se dérobent, où le temps presse, la psychanalyse reconnaît la complexité du sujet et le réel qui fait son humaine condition. Malgré les injonctions de transparence, de traçabilité, d'universalisation et de rentabilité qui jonchent notre époque, nous verrons comment une pratique orientée par le discours analytique a chance de se faire partenaire du pas de sens qui humanise : pour, de ces urgences, faire cas.